Quelles pièces archéologiques des ouvriers briquetiers ont-il trouvé en 1923 ?

Un jour de 1923, alors qu’ils sont occupés à extraire de l’argile, les ouvriers de la briqueterie Lancesseur à Mont-Saint-Aignan font une découverte surprenante.
À environ 1m30 de profondeur, ils tombent sur des pièces métalliques très oxydées, enterrées dans ce qui semble une poche de terre recouverte d’argile…

 

Depuis le premier tiers du XIXe siècle, Mont-Saint-Aignan est en effet un territoire connu pour receler d’importants filons d’argile. Et alors que les besoins en briques explosent du fait de la Révolution industrielle (pour la construction de chemins de fer, de ponts, d’habitations, d’usines…), plusieurs briqueteries s’installent sur la commune pour exploiter cette ressource, qu’on retrouve aujourd’hui encore dans l’architecture locale, dans le quartier Saint-André par exemple.

Vers 1880, le nombre d’ouvriers briquetiers a culminé jusqu’à près d’une centaine à Mont-Saint-Aignan, répartis dans deux ou trois briqueteries. Malheureusement, la situation géographique de la commune, séparée de 150 m d’altitude du bassin rouennais, ne permet pas un réel développement industriel et la production de briques vit ces dernières heures dans les années 1920.

À cette époque, selon les registres, il ne reste plus qu’une seule briqueterie, qui emploie moins d’une dizaine de salariés, la Briqueterie rouennaise route d’Houppeville. C’est là, à une date qui n’est pas précisée, que les ouvriers font fortuitement une découverte archéologique ! Un collectionneur rouennais, Louis Deglatigny, passionné de préhistoire et membre de sociétés savantes, en entend parler : c’est par son récit que nous la connaissons aujourd’hui.

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Louis Deglatigny, le passionné

Né en 1854 à Rouen et mort en 1936 dans la même ville, Louis Deglatigny est le modèle du notable cultivé et engagé pour la science comme la IIIe République en a tant produit. Il est le fils d’Isidor Deglatigny et de Pauline Dautresme, tous deux membres de familles industrielles elbeuviennes favorables au républicanisme.

Toute sa famille travaille dans le textile : Isidor Deglatigny est fabricant de rouennerie, Pauline Dautresme, sa mère, est la fille d’un fabricant de casquettes et son frère Lucien continuera la tradition familiale en faisant carrière dans le tissage. Mais c’est dans l’industrie du bois que se lance le jeune Louis en achetant en 1881 la maison d’importation de bois J.B. Le Mire. La véritable passion de ce négociant membre de la chambre de commerce de Rouen, cependant, c’est l’archéologie. En 1904, à cinquante ans, il se retire des affaires pour se consacrer entièrement à la préhistoire, l’archéologie et les beaux-arts.

Il réunit une collection de tableaux, de dessins et d’estampes et s’engage dans la préservation du patrimoine de Rouen, notamment en devenant président, de 1900 à 1901 des Amis des monuments rouennais. Il est par ailleurs vice-président du comité du musée d’Antiquités de la Seine-Inférieure et, vers 1920, conservateur du musée départemental des Antiquités.

Il s’éteint à 82 ans à son domicile rouennais en 1936. Après sa mort, ses précieuses collections de livres, de tableaux, d’estampes, d’autographes et de monnaies sont dispersées lors de près d’une dizaine de ventes aux enchères.

La griffe de l’association des Amis des monuments rouennais, aujourd’hui encore active, que Louis Deglatigny préside en 1900.

C’est la grande époque des sociétés savantes : partout en France, la bourgeoisie cultivée participe à améliorer les connaissances locales (géographiques, sociale, historiques, géographiques…) grâce à ces associations qui sont aussi des cercles de sociabilité. Les “bulletins” – édités à l’échelle des grandes villes, des départements ou des régions – rapportent les découvertes à travers un réseau serré de correspondants qui maillent tout le territoire. C’est dans l’un de ces bulletins, celui de la Société normande d’études préhistoriques, que Louis Deglatigny relate la découverte de la briqueterie de Mont-Saint-Aignan. Nous en reproduisons ici le texte.

Découverte d’une cachette de bronze au Mont-Saint-Aignan (Seine-Inférieure)

Par L. Deglatigny

Ayant entendu dire, dans les premiers mois de l’année, qu’une épée de bronze avait été trouvée dans la briqueterie de M. F. Lancesseur à Saint Aignan, je demandai la permission d’examiner l’objet. Très aimablement M. Lancesseur me montra et me confia, non pas une épée, mais une magnifique poignée avec un certain nombre de fragments de lame, que je crus d’abord appartenir à une seule pièce, et trois haches à talon. Il m’autorisa à me rendre à la briqueterie pour faire une enquête sur place et rechercher dans quelles conditions avait eu lieu la découverte.

Le contremaître de la briqueterie, prévenu de ma visite, m’accompagna sur le terrain et interrogea avec moi tous les ouvriers qui avaient assisté à la trouvaille et avaient recueilli les objets. On n’était pas en présence d’une sépulture, aucune trace d’ossements, de cendres ou de vases n’ayant été constatée. La découverte avait été faite en coupant verticalement une couche d’argile et à 1m30 environ au-dessous du niveau du sol. Les pièces étaient groupées dans une petite fosse plus longue que large et le trou, creusé dans l’argile jaune, avait été comblé avec la terre noire de la surface ; aucun autre objet ne s’y trouvait. Les ouvriers reconnaissent avoir brisé les lames fortement oxydées en essayant de les sortir de l’argile.

Le point où la découverte a eu lieu est à 200 mètres environ avant la cote 166 de la carte d’État-Major, en se dirigeant vers Houppeville, à l’ouest et à deux mètres à peine de la route, un peu avant d’arriver à une maison isolée qui se trouve à droite. En me montrant l’endroit le contremaître se souvint qu’un fragment avait été laissé dans l’herbe au bord du trou et nous fûmes assez heureux pour le retrouver. C’était un morceau de lame d’une certaine longueur. Le contremaître eut l’obligeance de faire appeler successivement tous les ouvriers qu’il savait ou supposait posséder des objets. Je pus leur faire comprendre l’intérêt qu’il y aurait à réunir l’ensemble de la trouvaille et je leur proposai d’acheter les pièces qu’ils avaient conservées. Le nombre en était plus grand qu’on ne le supposait.

Tous acceptèrent mon offre et me remirent les objets qu’ils avaient au chantier, en me promettant de faire parvenir le jour suivant au bureau de M. Lancesseur ceux qu’ils avaient à leur domicile. Seul un d’entre eux ne put rien me promettre, parce qu’il avait donné deux haches à son fils, employé dans une autre localité. Il s’engagea toutefois à lui écrire, mais on n’a pas revu ces deux pièces.

Je rapportais à Rouen deux haches à talon et un fragment de lame. Deux jours plus tard, on me remit trois autres haches et un nouveau morceau de lame portant les traces des rivets d’une seconde poignée.

Les morceaux assemblés formaient deux belles lames d’un type trouvé surtout en Irlande. Elles se rapprochent de celles que John Evans, dans son ouvrage sur l’Âge du bronze, désigne sous le nom de rapières et qui sont représentées par les figures 318 et 320. La lame qui a conservé sa poignée intacte mesure de bout en bout 44 centimètres. La poignée est ornée de fines ciselures qu’on voit à peine sur la photographie.

La seconde lame mesure 0m415 dans son état actuel. Toutes les haches sont brutes, sortant des moules. Elles appartiennent à plusieurs types et quelques-unes ont reçu au bord un commencement de martelage destiné à former le tranchant. La patine en est merveilleuse.

Au total la cachette contenait deux lames (ou rapières), dont une sans manche, et dix haches à talon au moins. Mon voisin et ami M. Gadeau de Kerville me permit de faire exécuter chez lui par M. Horst les deux photographies jointes à cette note.

Les morceaux déposés sur une glace ont été photographiés verticalement. M. F. Lancesseur m’ayant autorisé à soumettre la trouvaille au Musée des Antiquités nationales et à lui demander s’il consentirait à tenter la réunion des fragments de lames, travail que peuvent seuls exécuter les ateliers de Saint-Germain, j’ai remis les objets à M. Hubert et à M. Champion le 21 juillet.

Je dois ajouter que M. Lancesseur, comprenant l’intérêt de la découverte, a l’intention d’en faire don à un Musée. Une étude détaillée de la trouvaille devra être faite quand les objets seront revenus de Saint-Germain. Cette courte note a seulement pour but d’indiquer les circonstances de la découverte.

Je remercie de nouveau M. Lancesseur et son personnel qui ont permis de sauver la presque totalité de cette trouvaille intéressante, ainsi que M. Gadeau de Kerville et M. Horst pour les excellents clichés qu’ils ont permis d’obtenir. Rouen, septembre 1923.

Comme l’annonce le texte de Louis Deglatigny, ces pièces seront finalement données au musée des Antiquités de Rouen, qui les conserve aujourd’hui encore.

Poignard en bronze Inv 2504(D) YD050412.

Musée-Métropole-Rouen-Normandie – Cliché Yohann Deslandes 

Poignard en bronze Inv 2503(D) YD050411.

Musée-Métropole-Rouen-Normandie – Cliché Yohann Deslandes